Tintin et le droit du travail


par Jean-Michel LATTES
Maître de Conférences à l’Université Toulouse 1

Chercheur au LIRHE (CNRS-UMR 5066)

Le thème choisi par l’auteur peut, sans nul doute, surprendre. Pour un juriste qui se respecte la bande dessinée ne peut apparaître que comme un univers parallèle, peu sérieux par comparaison avec les traités de doctrine, l’actualité législative et règlementaire ou la jurisprudence. Alors que les Universités juridiques constituent, le plus souvent, des mondes austères peu enclins à l’originalité, la BD est considérée comme une planète de fantaisie nécessairement dévolue aux enfants. L’œuvre d’Hergé fait pourtant l’objet d’études innombrables couvrant tous les domaines de la science et donne lieu à des colloques dans de doctes endroits. L’exemple de l’Université Pierre Mendès France (Grenoble II) et de son colloque sur le Droit et la bande dessinée comme celui organisé à l’Assemblée nationale pour analyser le positionnement politique de Tintin suffiraient, si cela était nécessaire, à comprendre ce qui demeurera sans doute, pour ceux qui oublient de rêver, injustifiable et sans intérêt.

Nul doute que, dans d’autres Mélanges, je me serais résolu à choisir un thème plus «sérieux» ou tout au moins plus adapté aux normes qui sont celles des juristes orthodoxes. Pourtant, je n’ai pas hésité un instant à proposer ce thème pour les Mélanges Spitéri. Ceux qui ont eu, comme moi, la chance de côtoyer le Professeur Pierre Spitéri, ont pu mesurer l’originalité de sa pensée : juriste et gestionnaire, pénaliste et commercialiste, gestionnaire et historien… Sa pensée en perpétuel mouvement ne s’est jamais accommodée de cloisonnements réducteurs et il a toujours choisi l’interdisciplinarité pour avancer sur le terrain scientifique. L’exemple des colloques « Histoire et Gestion » créés avec le Professeur Jean-Louis Gazzaniga en constitue l’expression la plus aboutie avec ses 15 tomes d’actes mêlant des spécialistes d’horizons les plus variés . Enfin, celui qui n’a pas passé une soirée entière avec Pierre Spitéri racontant des histoires drôles des heures durant ou qui ne connaît pas sa passion pour certaines bandes dessinées mythiques comme l’assiette au beurre ne peut comprendre la richesse de la personnalité de quelqu’un qui dans une aventure de Tintin aurait été qualifié de « Boula Matari ».

L’idée étant définitivement choisie, il restait à la mettre en œuvre et à plonger dans l’œuvre d’Hergé pour en dégager une double orientation : les sources du droit du travail et les métiers dans Tintin. Au-delà de sa dimension ludique, la bande dessinée en général (et Tintin en particulier !) apparaît comme le formidable révélateur de nos réalités sociales.

Partie 1. Tintin et les sources du droit du travail.


La lecture des 24 aventures de Tintin est de nature à brouiller singulièrement les perspectives idéologiques traditionnelles. Anticommuniste, anticapitaliste, anti dictateurs… Tintin est un peu tout et il convient de tenter une synthèse dans un monde imaginaire, en apparence très foisonnant, mais pourtant parfaitement cohérent et organisé. Plus que toute autre spécialité juridique, le droit du travail est soumis aux idéologies et à leurs évolutions. De facture ultralibérale à l’origine, il intègre peu à peu une dimension sociale sous l’influence conjuguée des héritiers du marxisme et des promoteurs du catholicisme social. L’œuvre d’Hergé s’inscrit dans son époque. L’anti-communisme primaire, le colonialisme paternaliste, le tiers-mondisme naïf, l’anti-capitalisme humaniste… tout cela se mêle au sein d’une saga qui traduit pourtant la réalité des racines sociales chrétiennes d’un auteur de son temps.

A. L’idéologie sociale dans Tintin.

Une lecture simplement chronologique de Tintin pourrait faire passer son auteur pour un anticommuniste primaire tant il est vrai que le premier opus de ses aventures, « Tintin au pays des Soviets » , apparaît comme un violent brûlot anticommuniste au point qu’il ait pu être considéré comme le premier livre noir relatif à ce courant essentiel dans l’histoire idéologique du XXème siècle. L’influence de l’Abbé Wallez et le contexte antibolchévique dans lequel travaille Hergé au sein de la rédaction du XXème siècle participent à faire du premier Tintin un document destiné à mettre les jeunes lecteurs belges au courant des méfaits du régime soviétique . Il est curieux de constater que le dessinateur Belge anticipe sur ce que l’on va qualifier, quelques années plus tard, de « guerre froide » où la désinformation et la caricature constitueront les actes les plus significatifs d’une guerre indirecte où la pensée dominante amène, nécessairement, à se positionner dans un camp ou dans l’autre. Le modèle soviétique décrit par Hergé correspond de manière très précise aux schémas réducteurs de la pensée occidentale des années 60.

Avec « Tintin en Amérique » , Hergé se livre à une critique en règle de la société capitaliste alors en plein développement. Ainsi, aux fausses usines des Soviets, il oppose la production industrielle de produits alimentaires dans des conditions ahurissantes et à l’absence de démocratie de l’URSS, il confronte l’expulsion des indiens sous la contrainte de la force armée au nom du pétrole et du roi dollar.

De fait, Tintin n’est ni capitaliste, ni collectiviste . On retrouve dans ce débat les grands axes ayant participé à la mise en place du droit du travail opposant, dans sa construction, le libéralisme sauvage au collectivisme Marxiste. Dans l’histoire du droit social français, le marxisme apparaît comme le premier moyen de mettre en cause la domination du libéralisme sauvage qui se développe au XIXème siècle dans les Manufactures de production. Pour la première fois, par opposition au « laissez-faire » juridique organisé par le législateur révolutionnaire et repris dans le Code civil de 1804 , le travail n’est plus considéré comme une simple marchandise mais comme une valeur particulière dont il convient d’assumer une protection renforcée. Par opposition à une lecture civiliste de la reconnaissance du droit de propriété, le courant marxiste fait de l’ouvrier la « principale valeur » de l’entreprise. Le Capital humain est alors opposé au Capital financier, le premier se devant de dominer le second.

Le pape Léon XIII (© www.michaeljournal.org)

Léon XIII (© www.michaeljournal.org)

Un troisième courant, qualifié de catholicisme social, se développe cependant en rejetant, dos à dos, ces deux tendances. Ce rejet se retrouve dans le texte de référence de ce courant, l’Encyclique Rerum Novarum du Pape Léon XIII. L’Encyclique ne peut être isolée du vaste travail de réflexion initié par certains groupes catholiques qui, dés le début du XIXème siècle, tentent de jeter les bases de ce qui deviendra une véritable doctrine sociale inspirée de la tradition chrétienne . Dans cette troisième voie, l’homme est pris en compte en tant qu’être original et sensible. Contrairement aux marchandises ne pouvant être évaluées qu’à hauteur de la valeur qu’elles représentent, le salarié est un être doué de raison et doté d’une âme. Ces richesses humaines ne peuvent être assimilées à de simples marchandises monnayables et l’homme au travail doit bénéficier d’un environnement juridique adapté à ces particularismes. L’Etat doit garantir un environnement de protection aux ouvriers sans pour autant porter atteinte à leurs libertés. Nul doute que la vision de l’Etat dans Tintin, structure souvent considérée comme inutile ou dangereuse, participe à notre analyse en faveur d’une similitude entre la pensée d’Hergé et le catholicisme social.


B. La compatibilité entre la perception sociale de Tintin et le catholicisme social.

L’œuvre d’Hergé s’inscrit dans la même perspective que l’Encyclique du Pape Léon XIII consistant à contester, à la fois, la cohérence du libéralisme sauvage et celle du communisme. Née en réaction contre les excès des deux doctrines dominantes du XIXème siècle, l’Encyclique prône une voie d’équilibre prenant en compte le désir d’autonomie et de liberté des personnes tout en leur garantissant la protection d’un Etat ne dépassant pas les limites de ses prérogatives naturelles . Les fondements du contrat de travail caractérisent les orientations inscrites dans l’Encyclique. Constatant les dégâts provoqués par la révolution industrielle dans la classe ouvrière , elle valorise la recherche et la mise en place de rapports juridiques de protection qui, tout en étant garantis par l’Etat , ne lui permettent pas, pour autant, de tout contrôler. Si l’Etat apparaît comme le gardien nécessaire de l’intérêt commun tout en respectant les souhaits légitimes des hommes, il ne doit pas aller au-delà . On retrouve, chez Hergé, le même rejet des Etats trop intervenants (Au pays des Soviets), voire dictatoriaux (Tintin et les Picaros)… et du manque d’Etat (Tintin en Amérique) ouvrant le champ au capitalisme sauvage voire, pire, à la toute puissance mafieuse.

L’exclusion et la misère constituent d’autres thèmes repris par l’Encyclique. Les salariés fragiles et les exclus doivent être protégés. Léon XIII n’accepte pas la situation dans laquelle se trouvent les pauvres, les faibles et les démunis . Il refuse que les patrons imposent à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe . Cette vision humaniste imprègne l’œuvre d’Hergé. Tintin est la pour protéger et défendre le pauvre et l’opprimé. Son attitude permanente s’inscrit dans la vision chrétienne d’une vie en société inspirée de l’évangile.

L’immigration participe à cette réflexion. Pour le pape, il est indispensable de rechercher une solidarité internationale pour réduire les écarts entre pays pauvres et pays riches. La solution aux problèmes migratoires passe par le développement économique car nul ne quitterait sa patrie et sa terre natale s’il y trouvait les moyens de mener une vie plus tolérable . L’esclavage est, en particulier, est inacceptable car il ne respecte pas l’homme considéré comme asservi par ses semblables et un « juste salaire » doit être accordé aux travailleurs . Hergé traite de l’esclavage dans Coke en stock, album unique où l’auteur regroupe, à la fois, tous les méchants de ses aventures avec d’autres personnages plus pittoresques . La réaction extrême du capitaine Haddock face au marchand d’esclave traitant les pèlerins de la Mecque comme du bétail traduit l’aversion d’Hergé pour cette pratique d’un autre âge. On retrouve ici les racines chrétiennes de l’auteur et sa foi dans l’homme en conformité avec l’esprit de Rerum Novarum. Informé de l’existence de situations d’esclavage au Moyen-Orient, Hergé utilise la Bande dessinée pour réclamer un véritable contrôle international de ce type de pratiques . Hergé n’est pas très éloigné ici de ce que l’on a pu appeler « la théologie de la libération » dans les pays d’Amérique du Sud. Ce courant, très contesté par Rome, s’est traduit par l’engagement des religieux dans la vie politique de pays le plus souvent asservis par des dictatures. Tintin incarne cet engagement en n’hésitant pas à payer de sa personne pour aller jusqu’à la destitution de dictateurs opprimants leurs peuples.

Il est aisé de mettre en évidence les racines chrétiennes de Georges Rémi . Scolarisé à l’Institut Saint Boniface, chef de la patrouille des écureuils dans la Fédération des Scouts catholiques, recruté au journal catholique de doctrine et d’information « le XXème siècle » dirigé par l’abbé Wallez… Hergé est clairement, dans son inspiration, un dessinateur catholique. Né 16 ans après la publication de Rerum Novarum, son activité professionnelle se développe simultanément au développement du catholicisme social. La coïncidence chronologique entre la naissance de Tintin et le développement de l’action catholique ouvrière corrobore notre analyse , l’idéal chrétien empreint d’humanisme et organisé autour du personnalisme social étant parfaitement conforme aux pensées et aux actes du héros d’Hergé. Entre le libéralisme sauvage et l’oppression communiste, l’auteur s’inscrit dans une vision proche de l’humanisme chrétien inspiré de préoccupations sociales caractérisant cette première moitié du XXème siècle. Le droit du travail sera, lui aussi, traversé par les mêmes influences avec les travaux de juristes prestigieux comme les Professeurs Durand et Despax qui vont opposer à la lutte des classes et à la religion du capitalisme financier, une « entreprise communauté » où employeurs et ouvriers peuvent trouver un intérêt partagé respectueux de leurs aspirations respectives.

Partie 2. Tintin et les métiers.
De nombreux professionnels apparaissent dans les aventures de Tintin . Le plus souvent cependant, ils incarnent des profils atypiques qu’ils soient salariés ou inscrits dans un autre environnement juridique.

A. Les salariés dans Tintin.

Le journaliste

Tintin est journaliste. Il se présente, au début de ses aventures, comme « reporter, envoyé spécial du Petit Vingtième » . Il convient de constater que ce métier attribué à Tintin apparaît plus comme un prétexte que comme une véritable profession . Dans ses 24 aventures Tintin ne se livre pratiquement pas à l’essentiel de ce qui apparaît comme les bases de ce métier, à commencer par ce qui en constitue l’essentiel, à savoir l’écriture . Influencé par un environnement épique où Joseph Kessel et Albert Londres incarnent les archétypes des héros de l’époque, Hergé retient surtout la part d’aventure qui résulte des récits de ces grands journalistes voyageurs . En cela, le journaliste Tintin est éloigné des règles juridiques qui encadrent aujourd’hui la pratique de cette profession.

Ainsi, dans le Code du travail, les conditions d’obtention de la qualité de journaliste professionnel sont précisément déterminées . Il convient, en effet, « d’avoir pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de la profession de journaliste et en tirer le principal de ses ressources » . Il faut, par ailleurs, exercer cette profession « dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse ». La mention de la rémunération de Tintin n’apparaît que dans sa seconde aventure, Tintin au Congo, où plusieurs représentants de journaux internationaux font monter les enchères pour obtenir l’exclusivité de son travail . Les statuts de pigiste voire de correspondant de presse semblent plus proches des activités du jeune héros.

Le capitaine de marine marchande

Le capitaine de marine marchande

Archibald Haddock , dernier descendant en ligne directe de François, chevalier de Hadoque, figure emblématique des Aventures de Tintin, est capitaine sur des navires de commerce . Sans évoquer son penchant pour la bouteille ni son langage fleuri, c’est le particularisme de ce métier mettant en cause le lien de subordination juridique traditionnel qui le lie à son employeur qui retiendra notre attention.

Les textes les plus classiques font, en droit français, une place particulière au capitaine qui est à la fois mandataire et salarié de l’armateur. Nul doute que, par certains aspects, le capitaine du navire est un salarié comme les autres. On retrouve, en effet, dans sa fonction, les éléments qui caractérisent la mise en place d’un rapport de subordination caractérisant l’existence d’un contrat de travail. Il doit obéir aux instructions de l’armateur et ne pas manquer de le consulter avant de prendre toute décision importante . Il apparaît donc comme un des cadres supérieurs de l’entreprise soumis par la loi du 24 novembre 1997 - dite loi d’orientation de la pêche – aux mêmes procédures de licenciement que les autres préposés de l’entreprise.

Pourtant la fonction même du capitaine en fait un salarié particulier responsable d’un bien, le navire, de valeur souvent considérable et, surtout, d’un équipage dont la survie peut dépendre de ses choix et de ses décisions. En cela, le capitaine semble plus proche du statut d’un mandataire social dont les fonctions apparaissent à la hauteur de ses responsabilités. Les codes ISM ou ISPS prévoient, en effet, que le capitaine a un pouvoir absolu et une responsabilité correspondante pour tout ce qui concerne la gestion de la sécurité. A plusieurs reprises le capitaine Haddock témoigne, par son attitude, de la réalité de cette responsabilité.

Les concierges

Les concierges

Les concierges, le plus souvent des femmes, occupent une place à part dans l’œuvre d’Hergé. Cette profession aujourd’hui progressivement remplacée par des sociétés de service voire par de vulgaires digicodes ou caméras de surveillances, est très présente dans les multiples aventures du jeune reporter. Ainsi, Madame Pinson se charge de faire suivre de manière scrupuleuse le courrier de Tintin lorsque celui-ci réside à Moulinsart . Les réticences qu’elle semble opposer aux demandes de Dupont témoignent du sérieux avec lequel elle accomplit sa mission. On la retrouve à plusieurs reprises comme lorsqu’elle est menacée lors de l’enlèvement de Bunji Kuraki, de la sûreté de Yokohama, illustration de l’attention qu’elle porte à sa fonction de surveillance allant jusqu’à demander le renforcement des serrures de l’immeuble pour améliorer son efficacité . Elle n’hésite pourtant pas à faciliter la tâche des déménageurs tout en surveillant leur manière de travailler et leur départ définitif. D’autres exemples complémentaires auraient pu permettre d’illustrer les fonctions sociales de personnes aujourd’hui, hélas, de plus en plus rares.

En droit du travail, les concierges et employés d’immeubles « à usage d’habitation » se voient soumis à un statut spécial fixé par les articles L. 771-1 et s. du Code du travail. Ils bénéficient, en outre, de l’application d’une convention collective nationale . La disponibilité des multiples concierges qui figurent dans l’œuvre d’Hergé s’explique aisément par les règles spécifiques qui leurs sont applicables en matière de durée du travail. Ainsi, la législation relative à la durée du travail ne les concerne pas même s’ils conservent leurs droits relatifs au repos hebdomadaire, au repos quotidien et aux jours fériés. De fait, si la Convention collective reconnaît le droit de leur imposer une permanence complète lorsqu’ils sont logés, un repos supplémentaire d’une demi-journée par semaine doit leur être accordé. Nul doute que la présence régulière de concierges dans l’œuvre d’Hergé et cela à toute heure du jour et de la nuit correspond à cette obligation de permanence.

Les domestiques

Les domestiques

Nestor est, lui aussi, un personnage incontournable de la saga Tintin . Il incarne un représentant exemplaire des domestiques de haut niveau tels que l’on peut encore les trouver dans les palaces traditionnels. En permanence à l’écoute et au service de ses maîtres, il semble corvéable à merci et cela jour et nuit . Nul doute qu’un contrôle de l’inspection du travail à Moulinsart serait redoutable pour le capitaine Haddock ! En effet, si on trouve dans le Code du travail la définition d’un statut spécifique à l’intention des employés de maison présentés comme « des salariés occupés par des particuliers à des travaux domestiques » (Art. L. 772-1), ils n’en demeurent pas moins sujets de droits malgré les particularismes de leur activité. La Convention collective nationale « des salariés du particulier-employeur » du 24 novembre 1999 précise ainsi que ces professions s’exercent au domicile privé de l’employeur – ce qui est bien le cas de Nestor résidant permanant de Moulinsart – pour effectuer des tâches de maison à caractère familial ou ménager sans que l’employeur ne puisse en retirer des moyens lucratifs. La Convention précise, en outre, que le salaire peut être mensuel ou horaire, à temps plein ou à temps partiel.

Si les modalités de recrutement et de rémunération de Nestor sont difficiles à déterminer, on peut cependant s’interroger sur le respect par ses employeurs des règles régissant le respect des durées maximales de travail. Nestor semble présent en permanence, jour et nuit et cela même en l’absence de ses maîtres (L’Or noir). La Convention collective de la profession prévoit, en effet, un temps complet de 40 heures (horaire d’équivalence), les heures supplémentaires étant décomptées à partir de la 41ème heure d’activité. L’article 6 de la Convention réglemente par ailleurs le travail de nuit et les congés payés sont attribués dans les conditions du droit commun. Le risque de sanction pénale du capitaine semble sur ce terrain plus qu’évident.

Enfin, l’incompatibilité des règles de protection des salariés contre les risques relatifs à l’hygiène et la sécurité avec la vie d’un domestique côtoyant un héros de type Tintin devrait permettre à Nestor d’exercer son droit de retrait.

Les artistes et intermittents du spectacle

Les artistes et intermittents du spectacle

La cantatrice Bianca Castafiore constitue, bien évidemment l’artiste la plus en vue des aventures de Tintin même si son talent terrifie Tintin, le capitaine et même Milou . Nul doute que la Castafiore, rare femme présente dans les albums de Tintin , est une véritable star. Ses triomphes dans le plus grandes salles, la Scala de Milan, bien sur, d’où lui vient son surnom de « rossignol milanais » mais aussi le Kursaal de Klow , la Cour de sa Majesté Muskar XII , le Music-Hall-Palace de Bruxelles et l’Opéra de Szohôd en Bordurie. D’autres artistes, plus modestes, figurent dans les aventures de Tintin : un fakir, une voyante (Madame Yamilah), Alcazar en lanceur de couteaux et un clown dans Les 7 Boules de cristal.

Stars ou artistes plus modestes, ils figurent tous dans la catégorie à part des artistes du spectacle, catégorie un peu fourre tout où l’on trouve les artistes du théâtre, des arts lyriques, les danseurs, les chanteurs de variété, les musiciens, les chansonniers… et même les toreros. De multiples règles s’appliquent à ces personnes rémunérées au cachet, travaillant par intermittence et soumises à des dispositifs spéciaux de protection sociale. Les polémiques récentes sur le statut des intermittents du spectacle sont au cœur de ces métiers à la fois exaltants et fragiles.

Les artistes du spectacle ont été placés dans la catégorie des salariés car la jurisprudence considère qu’existe un véritable rapport de subordination avec la personne qui les engage , le code du travail précisant que «…sont considérés comme artistes du spectacle, notamment l’artiste lyrique, l’artiste dramatique, l’artiste chorégraphique, l’artiste de variété, le musicien, le chansonnier, l’acteur de complément, l’arrangeur orchestrateur, le chef d’orchestre et, pour l’exécution matérielle de sa conception artistique, le metteur en scène». Ils se voient ainsi appliquer des règles sociales spécifiques et des contrats à durée déterminée peuvent leur être attribués au titre des emplois où il est d’usage constant de ne pas recourir à des contrats à durée indéterminée. La difficulté consiste ici à faire la différence entre les sommes versées à l’artiste et qui ont la nature de salaire avec celles qui correspondent à une autre affectation.

Nul doute que l’actualité placerait la Castafiore au cœur du conflit social des intermittents. Si sa notoriété la place en dehors du risque de précarité dénoncé par les artistes menant, depuis deux ans, des mouvements sociaux, ses spectacles auraient été, très certainement, perturbés par la lecture de communiqués rappelant la fragilité d’un statut mis en place en 1936 pour protéger et développer un secteur d’activité par nature précaire. Sur la base d’un principe simple , l’intermittent bénéficiait de possibilités d’indemnisation lui permettant de réduire le risque de précarisation. De protocole en protocole, de rapport en rapport, la question n’est pas tranchée et la Castafiore peut craindre des incidents lors de ses prochaines prestations.

B. Les professions indépendantes dans Tintin.

Les détectives privés

Les détectives privés

Nous pourrions être tentés de classer dans cette catégorie les inénarrables Dupond et Dupont. De multiples indices nous amènent cependant à leur attribuer un statut de fonctionnaires . Leur manière d’arrêter Tintin « au nom de la loi » et leurs liens avec la police égyptienne dans Les Cigares du pharaon, leur mandat émanant de la sûreté chinoise dans Le Lotus bleu, la manière dont est présentée leur enquête dans Le Secret de la Licorne, leur présentation comme envoyés de leur gouvernement dans Objectif lune… permettent de considérer qu’il s’agit de policiers participant à la mission d’Interpol. A l’inverse, Mike Mac Adam, le détective de l’hôtel chargé de retrouver Milou dans Tintin en Amérique constitue le prototype même de cette profession originale que constituent les détectives privés. Le même détective sera chargé quelques pages plus loin de retrouver Tintin disparu à son tour.

C’est en France qu’est née cette profession, à l’origine sous la dénomination de « Police privée », avec dés 1825, à Paris, les premiers bureaux organisés autour de cette activité. Si cette profession va se développer très régulièrement dans notre pays avec en particulier le « Bureau des Renseignements Universels pour le Commerce et l’Industrie » du célèbre Vidocq , c’est aux Etats Unis que se crée la plus grande structure, à savoir l’agence Pinkerton organisée dans plus de 25 villes américaines et employant plusieurs milliers de collaborateurs. L’absence de réglementation publique entraîne cette profession à mettre en œuvre, en France, un code de déontologie dont la première version est élaborée dés 1960 par Jean Tardif, Président du Conseil National Supérieur Professionnel des Agents de recherches privées. Ce Code était d’autant plus indispensable que, jusqu’à une période récente, cette profession n’était soumise qu’à une simple déclaration d’ouverture d’agence sur la base de la loi du 28 septembre 1942 réglementant l’exercice de la profession de directeur et gérant d’agences privées de recherches. En effet, la loi de 1942 n’organisait pas une véritable réglementation mais se limitait à interdire l’accès à la profession des personnes condamnées et à soumettre à autorisation de leur ministre de tutelle les anciens fonctionnaires de police souhaitant accéder à ces fonctions.

La loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003 constitue, de fait, le premier texte organisant un véritable contrôle de l’accès à la profession. La prise en compte de la fonction de détective privé correspond à une vaste demande de moralisation de la profession dans le contexte complexe de l’arrivée des nouvelles technologies et de nouvelles formes d’enquêtes. Les activités de gardiennage, surveillance et transports de fonds, d’une part, et les activités des agents de recherches privées, d’autre part, sont classées dans la sécurité privée. La loi reconnaît le droit d’enquêter aux personnes exerçant cette activité et elle consacre la recevabilité des rapports d’enquêtes devant les juridictions. Un agrément est désormais nécessaire pour accéder à cette profession correspondant à une réelle qualification. De fait, tout en conservant son caractère privé, libéral et indépendant, la profession est désormais reconnue mais aussi réglementée, agréée et contrôlée par l’Etat.

Les assureurs

Les assureurs

S’il est possible de trouver des professionnels salariés dans le monde des assurances, le plus souvent les assureurs ont un statut de travailleur indépendant. L’ineffable Séraphin Lampion des Assurances Mondass constitue l’archétype du commercial dont il est impossible de se débarrasser. Sa motivation pour faire signer au capitaine Haddock traduit, sans nul doute, sa motivation liée à un système d’intéressement différent du salaire.

Il convient cependant de noter que les agents et courtiers d’assurance peuvent, soit être des salariés d’une compagnie d’assurance ou d’une firme de courtage, soit être des travailleurs indépendants. Lorsque l’agent d’assurance est un indépendant, il est considéré comme exerçant une profession libérale et il est le représentant ou le mandataire d’une compagnie d’assurance qui place ses contrats auprès de la clientèle. A ce titre, il engage la responsabilité de la compagnie au regard de l’article 1384 du Code civil.

De leur coté, les courtiers en assurance possèdent le statut de commerçant et représentent leurs clients vis à vis de compagnies avec lesquelles ils travaillent. Ils analysent les risques de leurs clients et les conseillent sur les opportunités de couverture d’assurance. Ils placent les risques de leurs clients auprès des compagnies d’assurance et peuvent les assister en cas de sinistre.

Alors, Séraphin Lampion est-il agent d’assurance salarié ou non salarié voire courtier ? L’étude de l’œuvre d’Hergé ne nous permet pas d’avoir des certitudes sur le sujet.

Les inventeurs et scientifiques

Les inventeurs et scientifiques

Il est difficile de déterminer le statut social de ce groupe tant il peut être divers dans ses origines et dans sa réglementation juridique. Tournesol apparaît comme le représentant emblématique d’un groupe par ailleurs très complet. En droit du travail, les inventions réalisées par un salarié dans l’exécution d’un contrat de travail comportant une mission inventive appartiennent à l’employeur. A l’inverse, toutes les autres inventions appartiennent au salarié. Il convient cependant de prendre en compte le cas particulier du salarié faisant une découverte dans le cadre de son travail avec les moyens de l’entreprise. Si cette dernière peut en revendiquer les droits, elle n’en devra pas moins indemniser justement le salarié.

La manière dont le Professeur Tryphon Tournesol intervient dans les aventures de Tintin nous laisse supposer qu’il ne correspond nullement au profil d’un salarié. Si nous pouvons penser qu’il participe à la recherche publique du fait de ses travaux dans Objectif Lune et en raison de son titre de Professeur, il semble plus adapté à la catégorie des « inventeurs indépendants » comme en témoigne sa manière de tenter de placer son sous-marin « requin » auprès de Tintin et du capitaine Haddock ou sa générosité permettant au capitaine de racheter le château de ses ancêtres grâce à un brevet lucratif dans Le Trésor de Rackam le rouge.

L’inventeur indépendant exerce, comme son nom l’indique, ses recherches en dehors de tout contexte salarial. Il effectue ses travaux en toute indépendance que cela soit régulier ou occasionnel. Néanmoins, lorsqu’il concrétise son activité par la découverte d’un procédé d’invention, exploité par la suite, il sera tenu – s’il retire des revenus de son invention – de s’immatriculer auprès de l’Urssaf et de payer les cotisations sociales au titre de son activité indépendante. Il devra, en outre, assurer la protection de son invention en déposant une demande de brevet auprès de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI). Il peut, enfin, soit exploiter lui-même son brevet, soit le céder, soit concéder une licence d’exploitation.

La légendaire distraction du Professeur Tournesol peut laisser supposer qu’il est loin de penser à toutes ces précautions. On notera toutefois que si cette distraction est fréquente dans un contexte de vie quotidienne, elle est beaucoup plus rare lorsqu’il s’agit de son travail. Sa capacité à financer le rachat du château de Moulinsart nous laisse penser qu’il a pris toutes les précautions nécessaires pour conserver les fruits de son travail.

Les commerçants et artisans

Les commerçants et artisans

Le petit commerce a la part belle dans Tintin. Nul doute que la boucherie Sanzot située dans le village de Moulinsart constitue la plus célèbre de ces structures de proximité du fait des problèmes téléphoniques qui font que les appels, mêmes internationaux , y apparaissent comme problématiques et cela de manière chronique. Si Madame Sanzot n’apparaît pas dans les aventures du petit reporter, à l’inverse le marbrier Isidore Bollu, par ailleurs trompettiste de l’Harmonie de Moulinsart, est aidé par son épouse lorsqu’il s’agit de préserver sa mauvaise foi dans les retards d’exécution des taches pour lesquelles il s’est pourtant engagé . On distingue, de fait, dans l’œuvre d’Hergé les deux catégories juridiques que constituent les artisans et les commerçants . Ainsi, sur la base de l’article 1 du code de commerce, il convient de réunir 3 éléments pour acquérir la qualité de commerçant : faire des actes de commerce, les pratiquer à titre habituel et les faire en toute indépendance. A l’inverse, le décret du 1er mars 1962 considère comme artisan celui qui vend essentiellement des produits ou des services issus de son travail et dont l’entreprise ne compte pas plus de 20 salariés. Il est donc possible, sur cette base juridique, de classer les multiples personnages secondaires des aventures de Tintin en deux catégories bien distinctes. Dans la catégorie des artisans on trouvera les réparateurs d’automobiles, la boucherie Sanzot et le marbrier Bollu alors que les chauffeurs de taxis, exploitants de cafés, d’hôtels et de restaurants, exploitants et gérants de station-service, antiquaires divers et brocanteurs… sont à classer parmi les commerçants.

L’engagement de madame Bollu dans l’activité de son mari pose le problème du statut de la femme du commerçant ou de l’artisan qui, tout en participant activement au fonctionnement même de l’activité, n’a pendant longtemps bénéficié d’aucune garantie ni protection. Si en droit français, l’épouse a longtemps été considérée comme une véritable inconnue sociale, elle bénéficie désormais de la protection de la loi en faveur des PME du 2 août 2005 réformant profondément le régime du statut de conjoint collaborateur organisé par la loi du 10 juillet 1982. Désormais, le conjoint du chef d’entreprise qui travaille de façon régulière dans l’entreprise familiale a l’obligation d’opter pour l’un des 3 statuts suivants : conjoint salarié, conjoint collaborateur ou conjoint associé. Cela entraîne des conséquences nouvelles sur les droits sociaux dont il bénéficie, en particulier: l’accès à la formation continue, un plan épargne entreprise et les conséquences résultant de l’obligation de cotiser aux différents régimes sociaux. Nul doute que, désormais, madame Boullu est assurée d’une meilleure protection du fait de son investissement dans l’activité de son mari.

Conclusion

Un professeur qui prend sa retraite reste dans la mémoire de ceux qui ont suivi ses enseignements. On en parle encore, pour certains, des années durant. L’homme n’est plus la et pourtant il est tellement la. Ceux qui lui succèdent, et qui ont parfois été ses élèves, emportent dans leurs propres cours un peu de sa personnalité. Consciemment ou pas, ils prolongent un chemin commencé avant eux et ils transmettent, à la fois, une manière d’enseigner et des choix scientifiques.

Ceux qui aiment lire Tintin à l’infini emportent en eux un peu de leur jeunesse et cela de 7 à 77 ans. La rigueur juridique n’est pas liée à l’âge, elle ne suppose pas nécessairement tristesse et sérieux. La curiosité et l’humour peuvent constituer de véritables vecteurs permettant au droit de progresser et aux étudiants de s’y passionner. Le support est libre si le fond est dense. C’est sans doute un des messages que nous laisse le Professeur Spitéri.

Cet article est publié par les Presses de l’Université Toulouse 1 - 2 rue du doyen Marty – 31042 – Toulouse cedex. N° ISBN : 978-2-915699-57-9

© Jean-Michel Lattes.

5 commentaires pour "Tintin et le droit du travail"

  1. Magnifique présentation…

  2. Par amitié et curiosité j’ai voulu lire cet article de bout en bout.Je reconnais la valeur de ce travail et son humour. Mais hélas, après la lecture de toutes ces fines analyses, j’ai l’horrible sentiment qu’il ne me sera plus possible de relire Tintin avec mes yeux d’enfant rêveur ?

  3. Mais au contraire ! ËEtre adulte et lire avec des yeux d’enfants, c’est là toute la magie de Tintin…
    Thomas

  4. Ce site est super

  5. Ce qui est magnifique avec Tintin c’est de pouvoir l’adapter à tout !