Introduction au débat

Par Thomas Sertillanges

Quand le capitaine Haddock n’a pas envie de répondre à une question, il utilise une formule pour esquiver adroitement, tout en tirant sur son cigare : « Je crois vous l’avoir d’ailleurs déjà dit… Pff… c’est à la fois très simple… Pff… et très compliqué… » (Or noir, page 62). Il serait assez tentant de reprendre la formule quand arrive cette question fréquente : « Tintin est-il de gauche ou de droite », mais Abdallah ayant négligé – juste une étourderie certainement – de nous offrir de ses cigares qui font « Pchttt », nous voilà donc contraint, et presque mis en demeure, de proposer une réponse.

Selon Edgar Morin, « la bande dessinée recrute ses lecteurs dans tous les milieux, réconciliant tous les âges, toutes les classes sociales, toutes les idéologies ». Or, pour celui qui s’amuse du sujet proposé, mais n’a nulle envie de tirer son héros préféré (également héros préféré des Français selon un sondage réalisé par IPSOS lors d’un festival d’Angoulème) vers tel ou tel bord, comment prendre le problème ? Tant de fois il a attendu les inévitables lieux communs qui, s’appuyant sur les seuls Soviets et Congo, se contentent généralement de traiter Tintin d’anticommuniste primaire (ce jugement rapide a toutefois pris un coup sérieux depuis la chute du mur de Berlin) et d’affreux colonialiste (celui-ci a la vie plus tenace).

Le portrait ainsi dressé manque singulièrement de nuances et ne tient nul compte de l’ensemble des aventures, des époques et des contextes politico culturels auxquels Tintin les a vécues, ni même de l’évolution des personnages. Des années 30 de ses débuts à 1976, Tintin a parcouru le monde pendant près d’un demi-siècle. S’il n’a physiquement pas changé (au détail vestimentaire près, troquant, sur le tard, ses pantalons de golf pour un jean, le monde, lui, a eu tout le temps de voir nombre de certitudes s’effondrer… Pierre Daix, dans le Figaro du 28 janvier 1999, a raison de remarquer : « Avec notre recul, nous voyons comme tout cela était au bout du compte ressemblant, si bien que l’étagement dans le temps des albums permet aussi de repérer les changements dans la sensibilité ou dans la perception commune du monde au cours de notre siècle ». Lesquels changements sont également visibles dans les modifications apportées lors des rééditions par Hergé lui-même, lorsqu’il estimait devoir adapter une image ou une expression aux évolutions des idées.
Pour essayer de cerner la personnalité de Tintin, à défaut de son idéologie – il ne sera question ici que de Tintin lui-même, et non de Hergé – il faut ouvrir les albums, car c’est là et nulle part ailleurs, que réside la vérité de notre héros.

Pour entamer le voyage, escaladons la passerelles du Speedol Star. Tintin, embarqué comme radiotélégraphiste pour éclaircir le mystère de l’essence qui explose dans les moteurs, médite entre deux messages expédiés en morse « La guerre, je ne peux m’empêcher d’y songer… Ce serait horrible » (Or noir, page 10). Visiblement, la perspective d’un conflit inquiète profondément Tintin - et pas seulement parce que son ami le capitaine Archibald Haddock vient d’être mobilisé ! Certes, quand il est attaqué, il sait se défendre et, il pourrait faire sienne la fière devise syldave « Eih benneck, eih blavek » ! – Si vous ne vous souvenez plus de sa traduction, il me semble urgent pour vous de relire le Sceptre d’Ottokar. Ses poings sont sa première force, et on ne compte plus ceux qui en auront tâté. Il aura aussi souvent une arme à la main ; pourtant personne ne sera jamais tué par une balle tirée par Tintin. Non, Tintin n’est pas un belliqueux… Installé à Moulinsart, il arborera même sur son casque de moto le sigle des pacifistes des années 60 (Picaros, page 1) !

Cette famille de papier partage ces mêmes valeurs. Le professeur Tournesol, effrayé par son invention capable de réduire en poussière des villes à distance grâce aux ultrasons, préférera en détruire les plans afin qu’elle ne puisse servir à des fins guerrières car « cela, je ne le veux à aucun prix (Affaire Tournesol, page 62). Combien de savants ont eu cet altruisme ? Et quelle n’est pas sa grandeur quand il assène à un officier du général Tapioca : « Je regrette, militaire, mais je refuse de serrer la main qui foule aux pieds les droits imprescriptibles de la personne humaine » (Picaros, page 12). Quant au capitaine, chacun sait que sa violence est toute verbale… Seul Abdallah, « petit gâteau en pétales de roses », en connaîtra un prolongement physique, lors d’une fessée plutôt bien méritée (Or noir, pages 51 et 58) !
En réalité, quand Tintin se trouve confronté à la violence, soit il lutte contre les injustices flagrantes, soit pour sauver ses amis.

L’injustice, il la trouvera notamment en Chine, au pays du Lotus bleu, aventure dont habituellement saluée pour son authenticité historique. La collusion entre les envahisseurs japonais et les trafiquants d’opium est réelle et, pour mener son combat, Tintin affrontera les autorités militaires japonaises, la sûreté chinoise et leurs complices, tel Mitsuhirato, sans oublier les occidentaux, tels J.M. Dawson, le peu reluisant représentant de la communauté britannique chef de la police du Settlement International de Shangaï et Rastapopoulos lui-même qui manipule tout ce joli monde. Pour quelqu’un qui, parait-il, serait un tenant du respect de l’ordre établi, cela fait pas mal de désordre… On raconte d’ailleurs qu’à la sortie du Lotus Bleu, l’ambassadeur du Japon en Belgique émit une protestation énergique…

En fait d’ordre, la Syldavie ferait bonne figure au hit parade des pays tranquilles, du moins à l’époque Sa Majesté Muskar XII, histoire d’une dynastie presque millénaire, exemplaire et bienveillante pour son peuple. Des plaines fertiles, où alternent champs de blé et vertes prairies d’élevage, un sous-sol riche en minerais de toutes sortes, de nombreuses sources thermales, un musée d’Histoire naturelle célèbre pour son Diplodocus Gigantibus, oui il doit faire bon vivre dans ce petit pays à l’hospitalité proverbiale, malgré le taux de taxation de l’alcool : « 875 khors de droits d’entrée » pour sept malheureuses bouteilles de whisky, il y a de quoi en effet considérer que les douaniers constituent bien une « bande de pirates » (Objectif Lune, page 3).

Tout irait pour le mieux dans ce meilleur des mondes si, dans la limpidité du ciel syldave, ne rodaient les révolutionnaires du Z.Z.R.K., le Zyldav Zentral Revolutzionär Komitsät. Ses partisans ont infiltrés tous les rouages de l’Etat, la Gendarmaskaïa, la Garde d’acier – chacun a bien reconnu, dans le nom de son chef, Müsstler, la première syllabe de Mussolini et la dernière de Hitler, tout un programme. Boris lui-même, aide de camp de Sa Majesté, est du complot. La révolution qui se trame vise à renverser le roi en lui dérobant son sceptre, symbole de la royauté, et, profitant ainsi d’une crise de régime, à rattacher la Syldavie à la Bordurie. Les uniformes de ce voisin inquiétant ont une couleur vert-de-gris des plus déplaisantes… Trois semaines après la parution du Sceptre d’Ottokar, c’est l’agression de l’Allemagne sur la Pologne…

On reparlera de la Bordurie lors de l’enlèvement du professeur Tournesol. Changement de dictature : les moustaches de Plekszy-Gladz ont une furieuse ressemblance avec celles de Staline… Quand au colonel Spontz, son uniforme rappelle celui des officiers de l’Armée rouge, mais la tache rouge, blanche et noire sur la manche, nous ramène aux temps nazis. Comme si fascisme et communisme étaient renvoyés dos à dos.

Pourrait-on reprocher au sujet de Léopold III de Belgique de voler au secours de son certainement proche parent Muskar XII, tous deux respectueux de leur Constitution nationale, laquelle contraindrait le roi syldave à abdiquer si, par une malheureuse aventure, il ne pouvait présenter son sceptre à la foule, le jour de la Saint-Wladimir ? Toutes choses étant égales par ailleurs, si un tel reproche était fait à Tintin, cela reviendrait à dire qu’il valait mieux vivre sous la tyrannie de Ceaucescu de Roumanie que sous la monarchie constitutionnelle d’Elisabeth II d’Angleterre… Et, citons pour l’anecdote la mésaventure survenue au roi de Belgique lorsqu’il vint à Léopoldville pour assister à la cérémonie d’indépendance du Congo en 1960 : sur le trajet, un exalté lui arracha son sabre… symbole du pouvoir ! La jeune police congolaise réussira à maîtriser cet émule bordurien et à rendre l’arme à son légitime propriétaire… (source Wikipédia).

Muskar XII, ce monarque éclairé fait penser au maharadja de Rawhajpoutalah, lequel n’hésite pas de mettre sa vie en danger en luttant contre les trafiquants d’opium qui terrorisent les paysans (Cigares, page 52), les contraignant à délaisser la culture du blé et du riz au profit de celle du pavot. Ca ne vous rappelle pas quelque chose ?

Puissants ou faibles, Tintin est toujours du côté du Bien contre le Mal. En revanche, cette formule, reprise récemment sous la forme de l’axe du bien contre l’axe du mal, ne conviendrait alors certainement plus à notre héros. Oui, il y a du scout dans cet homme-là, atavisme familial oblige… Ce ne sont ni les honneurs ni les décorations qui le font courir, même s’il est visiblement fier et heureux de descendre Broadway en voiture découverte sous les acclamations de la foule (Amérique, page 62), et sincèrement ému de recevoir l’ordre du Pélican d’or des mains de Muskar XII.

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Qu’a-t-il à attendre de Kaloma, le chef des Arumbayas qu’il salue avec déférence, au côté de l’explorateur Ridgdewel, qui n’est pas sans rappeler un Livingstone égaré en Amazonie et surtout l’explorateur anglais Fawcett disparu dans cette même région inhospitalière en 1925 (Oreille, page 52). Ou encore du modeste roi des Babaoro’m devant lequel il s’incline respectueusement (Congo, page 21) ? Tintin n’en prend pas moins sa défense lorsque, sous l’influence néfaste du sorcier Muganga, et du bandit Tom, téléguidé par Al Capone, la tribu des M’hatouvou tentera d’envahir son territoire.

Ah le Congo ! L’album paraît en 1931, en même temps que l’exposition coloniale. Peu nombreux alors étaient ceux qui remettaient en cause l’expansion de l’Europe vers l’Afrique ou les Indes. Bravement, les enfants africains des colonies françaises apprennent à l’école que leurs ancêtres étaient Gaulois, et Tintin, remplaçant au pied levé le père Sébastien, peut annoncer aux petits élèves de la mission : « Mes chers amis, je vais vous parler de votre patrie, la Belgique ! » (Congo, version noir et blanc). Prémonition quant à une inévitable décolonisation ou volonté de “débelgiser” Tintin en évitant toute référence à son pays d’origine ? En 1950, à l’occasion de la réédition de l’album en version couleur (page 32), l’instruction civique cède la place au calcul, moins géographiquement marqué, et surtout plus politiquement correct.

Ah, le parler petit nègre ! Les générations nourries au « Y’a bon Banania ! » en firent un vif procès à Tintin, par Hergé interposé, avec, pour pièces à conviction, les pages du Congo d’abord, de Coke en stock ensuite. C’est le langage prêté aux Africains à bord du Ramona qui retint leur attention. L’essentiel n’était-il pas plutôt dans les efforts déployés par Tintin et par le capitaine pour sauver ces pauvres gens de l’esclavage ?

Ainsi que le note Robert Escarpit, dans la préface de Cinquante ans de travaux forts gais, édité par Casterman en 1978 : « On a parfois reproché à Tintin, non sans quelque apparence de raison, son idéologie édulcorée au point d’en être parfois suspecte. C’est mal le lire. Qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou pas, on a toujours tout à dire quand on est témoin de son temps, y compris les stéréotypes les plus périssables, les mythes les moins crédibles, les prétéritions les moins acceptables. Ce n’est pas à Hergé qu’il faut reprocher certaines façons de penser et de parler, c’est à nous-mêmes et à notre histoire ».

Hergé profita de l’édition de 1967 pour aménager les dialogues de Coke en stock : « Toi bien parler, Missié. Méchant Arabe très méchant ! Pauvres Noirs pas vouloirs être esclaves ! Pauvres Noirs y en a vouloir aller à La Mecque » devint un plus consensuel : « Oui, cap’taine, bien compris. Il est très méchant cet Arabe. On veut pas être esclave, nous, on veut simplement aller à La Mecque » (Coke, page 50).

Mais il faut s’arrêter aussi, un court instant seulement, tant de choses ayant été écrites sur le sujet, sur les accusations d’antisémitisme, adressées plus à Hergé lui-même qu’à Tintin. Au dossier, on trouve principalement des images de l’Etoile mystérieuse, écrites, rappelons-le, la date a son importance, en 1942, dans une Belgique occupée. L’une de ces images, indiscutablement, nous pose aujourd’hui problème : on y voit – plutôt, on y voyait, puisque l’image a disparu des nouvelles éditions -, deux Juifs, caricaturés à l’extrême, l’un se réjouissant, en se frottant les mains, de la fin du monde annoncée, laquelle lui éviterait d’avoir à payer ses dettes… Hergé regretta ce portrait, directement issu des propagandes antijuives qui avaient alors pignon sur rue et qui s’étalaient dans la presse… Mais l’enfer reste pavé de bonnes intentions : voulant pour la même raison changer le nom du financier mafieux du concurrent du navire l’Aurore, qui s’appelait dans la première édition, Blumenstein, Hergé lui en invente un autre, s’inspirant, comme il en avait coutume, du patois bruxellois. Il retient celui de bollewinkel, qui signifie « petite boutique de confiserie », qu’il orthographie Bohlwinkel… manque de chance, Bohlwinkel est aussi un nom juif… Mais revenons à Tintin, puisque c’est lui le sujet de notre « causerie », laquelle n’est pas sans rappeler celle prononcée par « Monsieur Haddock, capitaine au long cours » sur les antennes de Radio-Centre ! (Crabe, page 61).

Le monde évolue ; Tintin, sans changer de personnalité, s’adapte, au fil des rééditions de ses aventures…

Ainsi de Tintin au pays de l’Or noir… Dans les deux premières éditions, la Palestine est sous protectorat britannique ; puis vient la troisième, près de vingt ans après la création de l’Etat d’Israël ! Les uniformes changent comme on peut le constater en comparant la page 15 des deuxième et troisième édition ; l’Histoire, avec un grand H fait son chemin, la résistance d’organisations telles que l’Irgoun s’efface devant le conflit qui oppose l’émir Ben Kalish Ezab et le cheikh Bab el Ehr. Voilà deux beaux spécimens ! Que l’un ait l’air d’un bon gros papa gâteau gâteux , et l’autre vraiment une sale tête (aie, on va m’accuser de délit de faciès !), ils font bien la paire dans la cruauté : Bab el Ehr abandonne Tintin, épuisé en plein désert (Or noir, page 21), Ben Kalish Ezab brûle d’envie « de faire empaler son adversaire, de le faire rôtir à petit feu, d’arracher un à un tous les poils de sa barbe, et de les lui faire avaler avec du poivre rouge (Or noir, page 38).

Que va faire Tintin ? Qu’il s’agisse de puits de pétrole ou de trafic d’esclaves, il comprend très vite que l’un et l’autre sont des marionnettes dont les fils sont tirés par les représentants de financiers véreux, symbolisés par Rastapopoulos, ci-devant marquis de Di Gorgonzola, et ses acolytes Müller, Dawson et autre Allan. Il prend faits et causes pour le père d’Abdallah, qui reste quand même l’agressé, mais c’est sans illusion : Tintin sait qu’il n’a pas le pouvoir de changer le monde. S’il lutte contre la pègre, et enchaîne, dans ce combat, victoire sur victoire, de Chicago à l’Ile noire, dans la baie de Kiltoch, il sait qu’il ne peut changer, du moins à long terme, le devenir politique des pays traversés.

En Amérique du sud, il tente d’éviter la guerre entre le San Théodoros et le Nuevo Rico ; encore une histoire de pétrole (L’Oreille, page 42), pilotée par R.W. Chicklet, agent de la General American Oil, en lutte acharnée contre la Compagnie anglaise des Pétroles sud-américains. Il se retrouve en costume militaire sans bien savoir pourquoi et son grade de colonel ne lui fait pas oublier le but de son voyage : retrouver le fétiche Arumbaya, trésor culturel s’il en fut, et qui a déjà causé bien des malheurs à ceux qui voulaient s’en emparer. Lorsque, quelques années plus tard, il aidera le général Alcazar à reprendre le pouvoir des mains de son adversaire Tapioca, est-ce parce qu’il préférerait l’un à l’autre ? Bien sûr que non ! Son action n’est justifiée que par l’enlèvement de Bianca Castafiore, sa mission n’est qu’humanitaire : sauver une femme des mains d’un tyran, dont les sbires ne savent même pas cuire des pâtes al dente… (Picaros, page 13).

Pour sauver un ou une amie, Tintin irait au bout du monde, et au Tibet pour Tchang, à la forteresse de Bakhine pour Tournesol, sur la lune s’il le faut… et à Tapiocapolis pour Bianca. Et il reste sans illusion : le régime d’Alcazar ne vaut pas mieux que celui de Tapioca. Constat sans parole, deux images qui en disent plus qu’un long discours (Picaros, pages 11 et 62) : les mêmes régimes policiers usent et abusent de leur pouvoir au détriment des plus pauvres.

Scepticisme… Le pouvoir ne le tente pas – il n’y a bien que Milou à apprécier d’avoir une couronne sur la tête (Congo, page 50) ) et c’est avec ironie qu’il décrit ceux qui devraient détenir et exercer une réelle autorité mondiale, à savoir la Société des Nations (Lotus, page 60). Les membres de la 873ème sous-commission ont dû apprécier…
Roi ou sujet, dès lors que l’on profite d’une faiblesse de l’un ou de l’autre, Tintin prend parti, quel qu’en soit le risque. Le voici face à l’ignoble Gibbons pour défendre le malheureux tireur de son pousse-pousse (Lotus, pages 6 et 7) ; le voilà encore jouant des poings en faveur de Zorrino, aux prises avec deux brutes épaisses (Temple, page 18 et 19) ; là-bas, il plonge dans le Yang Tsé-Kiang pour sauver Tchang de la noyade (Lotus, page 43) ; et ici encore, il prend soin, avec le capitaine, de ceux que Nestor appelle des Bohémiens ou des Romanichels, et auxquels ils offrent une aire de campement confortable, et loin des immondices (Bijoux, page 12 et 13). Qu’ont tous ces gens en commun avec lui ? Rien. Il ne les a jamais vus ; c’est juste, à chaque fois, un réflexe d’humanité. C’est bête à dire, mais Tintin est gentil et fidèle en amitié. Il s’oppose aux méchants comme il résiste aux forces de l’argent : quelle que soit la somme proposée, Tintin est, et reste, incorruptible (Amérique, page 44, Oreille, page 31).

Quand Tintin ne peut agir directement sur les événements, il les dénonce, retrouvant là l’un des mérites de la profession de journaliste. On l’a bien vu chez les Soviets, quand il dénonçait les élections truquées, la propagande, les usines fantômes, la misère dans un Moscou sinistré. Que de reproches a-t-il essuyés alors ! Soixante dix ans après, Hélène Carrère d’Encausse peut écrire dans le Figaro déjà cité : « C’est un document fort juste sur l’URSS à la veille de la collectivisation (…). Tintin aurait bien mérité une petite place dans la cohorte grave des soviétologues qui, beaucoup plus tard, tenteront à leur tour de faire triompher la vérité ». Jusqu’à L’Humanité-Hebdo qui se pose très sérieusement la question en décembre 1998 : « Tintin a-t-il vu juste ? », et en profite pour nous livrer une jolie perle, avec la reproduction du télégramme que Georges Marchais avait envoyé à Hergé en 1979 : « Les aventures de Tintin en Russie, mais c’est un scandale ! A quand Tintin chez les Giscardos ? »

Passant de la Russie à l’Amérique, le journaliste poursuit son combat : l’attaque contre les Américains, spoliateurs de la terre des Indiens, est saisissante : il lui suffit d’une page d’anthologie pour raconter ce qu’il voit, et dire ce qu’il pense (Amérique, page 29). On raconte que l’éditeur américain aurait demandé à Hergé d’édulcorer son propos, ce que l’auteur refusa.

Issue d’une nation peu étendue, Tintin est naturellement porté vers le monde, dont il respecte les habitants et leurs coutumes. On a vu son attitude devant les puissants de ce monde, comme devant les faibles et les déshérités. (Oreille, page 52). De la même manière, ce jeune homme à l’éducation chrétienne, employé à ses débuts par un journal dirigé par un abbé, respecte les autres croyances, celle des Incas ou des moines tibétains. En avance ici, peut-être en retard là, Tintin porte en lui les valeurs de son époque et de ses origines, et peut-être même aussi nombre de nos contradictions.

Fidèle en amitié, courageux, incorruptible, exigeant avec lui-même, tolérant avec les autres… On peut tirer des différentes étapes de la vie de Tintin bien des jugements. Sont-ils suffisants pour faire un sort à Tintin et, définitivement, le cataloguer à droite ou à gauche ?

Ce n’est pas pour rien si le reporter du Petit Vingtième et ses amis restent, pour la presse de toutes tendances, une référence dès qu’il s’agit d’illustrer une information. Un savant à la Une ? C’est un professeur Tournesol ! Une révolution en Amérique ? C’est encore un coup du général Alcazar ! On envoie un hélicoptère chercher un magistrat dans l’Himalaya ? Le yéti n’est pas loin ! Tchang gagne Roland Garros ? C’est son nom que Tintin crie sur la couverture de l’Equipe Magazine ! Et dès que quelqu’un se prend les pieds dans le tapis, c’est forcément l’un des deux Dupondt ! Tintin reste dans l’actualité, et pas seulement ce 4 mai 1983, au lendemain de la mort de Hergé, quand Libération illustre chacune de ses informations par une vignette…

Oui, Tintin appartient à chacun de nous, et quelles que soient ses opinions, personne n’a pu l’enrôler sous une bannière partisane. Mais, sous ce prétexte un peu facile, il serait trop commode, tonnerre de Brest, d’éluder la question fatale : « Tintin est-il de droite ou de gauche ? Pour répondre d’une manière irréfutable, ouvrons encore une fois un album. Lequel ? Je ne vous le dis pas, à votre tour de chercher, mais je vous situe quand même la scène : Deux hommes sont à la poursuite de Tintin qui parvient à leur échapper. Arrivés à un carrefour, ils s’arrêtent, perplexes. « Où a-t-il pu passer ? » demande le premier ; et son collègue de chercher : « A gauche ? A droite ? Tout droit ? »

La réponse à notre question, elle est là : « Tout droit » ! Ni à gauche, ni à droite, parce que c’est toujours tout droit que se poursuit l’aventure… Sur l’écran que représente le visage lisse de Tintin, chacun projette ses idées, ses espoirs ou ses nostalgies. Nous avons tous en nous une part de Tintin, imprégnée de sourire et de tendresse, colorée d’une colère du capitaine, d’une étourderie du professeur, d’une contre-ut de la Castafiore, voire d’un poil de Milou…

Un adversaire politique de Dominique Bussereau lui confiait un jour : « Un amoureux de Tintin ne peut-être foncièrement mauvais ! » Alors continuons. Tout droit.

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