Quand Tintin se révèle gaulliste

Par Didier Quentin(tin), député de Charente-Maritime.

Tintin est-il de gauche ou de droite ? A la même question lancée à propos d’une chanteuse chanteuse venue d’Avignon, il y a près de trente ans, une réponse fusait : « Elle est là où on la pose ! ». Une telle formule ne convient évidemment pas à une personnalité aussi forte que Tintin.

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D’entrée de jeu, j’écarte les extrêmes : extrême gauche ou extrême droite. Après la lecture de Tintin chez les Soviets, même les dialecticiens les plus subtils, sortis des plus grandes écoles de cadres du Parti ou le spécialiste de l’agit prop » Mickaël Andreievitch Souslov, au mieux de sa forme idéologique, ne pourraient faire passer Tintin pour un « rouge » comme Rackam.

Les bachibouzoukz, les ectoplasmes, les boit-sans-soif (mais il n’y en a pas parmi nous), les moules à gaufres, bref, les marins d’eau douce devront en convenir : malgré la démonstration brillante du collègue qui m’a précédé, affirmer que Tintin serait de gauche, version programme commun, relève d’une mauvaise foi aussi noire que l’âme de Mitsuhirato.

Quant aux doryphores qui ont tendance à se crisper du bras droit et à pratiquer l’éloquence du menton, ils n’auront tout de même pas le front de nationaliser Tintin, après la lecture du Sceptre d’Ottokar et le combat de notre héros contre l’abominable Müsstler, ou contre le parti moustachiste.

Mais j’aime trop Tintin pour le voir ainsi tirer à gauche et à droite, j’allais dire à Hue et à Diaz, et le voir risquer de connaître l’horrible fin d’un de mes compatriotes charentais célèbres, je veux parler de Ravaillac.

Arrêtons d’écarteler Tintin, et faisons lui « prendre de la hauteur : là où il y a moins de monde », comme disait le général de Gaulle qui faisait justement remarquer : « Ce n’est pas la droite, la France ; ce n’est pas la gauche, la France. Je ne suis pas d’un côté, je ne suis pas de l’autre. »

Eh bien, « Tintin ce n’est pas la gauche ; Tintin, ce n’est pas la droite ».

Tintin, à l’instar de celui qui avait été malicieusement surnommé Rikikissinger, est ailleurs : Tintin est gaulliste. Je dirai même plus, il est gaullien. Et comme vous n’avez pas besoin du cornet acoustique de Tryphon Tournesol, vous m’avez bien entendu : j’ai dit Tintin, et non Tonton.

Le Général lui-même n’avait-il pas confié à André Malraux : « Au fond, vous savez, mon seul rival international, c’est Tintin. Nous sommes les petits qui ne se laissent pas avoir par les grands. On ne s’en aperçoit pas à cause de ma taille ».

Certes, à première vue, le rapprochement entre une idole de la 1ere BD et l’idole de la 2ème DB étonne. Les esprits chagrins m’objecteront d’ailleurs qu’entre le grand Général et le petit reporter la différence est de taille. Et d’abord le physique. Il y a peu de rapport entre le visage rond et les traits peu marqués de Tintin et le général de Gaulle que Malraux compare d’ailleurs à un autre héros de bande dessinée : « Les expressions étaient celles de la courtoisie, et quelques fois de l’humour. Alors, l’œil rapetissait et s’allumait à la fois, et le lourd regard était remplacé pour une seconde par œil de… l’éléphant Babar. » On imagine mal le général de Gaulle porter des pantalons de golf et des chaussettes blanches. De Gaulle qui n’appréciait pas tellement les tenues trop décontractées, si j’en crois l’anecdote selon laquelle, à Alger, il accueillit André Philip arrivant en short, chemisette et sandales blanches, avec un retentissant « Philip, vou savez oublié votre cerceau ! » Mais revenons à Tintin.

Certes, Tintin porte la casquette et de Gaulle le képi. Certes, on n’imagine pas Tintin commençant ses Mémoires par un « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la Belgique. » Certes, aucun biographe, pas même Alain Peyrefitte, n’est en mesure de prouver que le Général dormait dans des pyjamas chinois bleu ciel…

Les différences sont finalement superficielles. En revanche, comme dirait Déroulède, les parentés et les convergences sont nombreuses, et d’abord les origines, puisque le groupe d’experts et politologues distingués, que j’ai constitué en vue de ce débat (groupe ad hoc) m’a signalé une biographie de de Gaulle, citée dans le journal Combat en octobre 1970, posant la question ; « Peut-on dire que de Gaulle est belge ? » Tintin ne boit pas, le général non plus ; Tintin ne fume pas, le Général a cessé de fumer très tôt ! Ne fume pas, ne boit pas… je m’arrêterai là !

Ils savent l’un et l’autre dépasser les préjugés de leur milieu d’origine « bien pensant », comme on disait, pour véritablement épouser leur siècle et faire souvent preuve d’un esprit visionnaire. Il se caractérise par un même mépris de l’argent, c’est Objectif Lune, et non « Objectif Thunes » ! » et par un même détachement du luxe et des mondanités ; à la différence de ce ministre dont on disait qu’il était un tiers mondiste et un tiers mondain, le petti globe-trotter et le grand Général voyageur s’intéressent aux peuples et non à la jet set.

Ce qui est certain aussi, c’est que Tintin n’aime pas les communistes façon Soviet suprême, le Général non plus ; Tintin n’aime pas les capitalistes façon pétrodollars, le Général non plus.

Le rejet du collectivisme de Tintin au pays des Soviets trouve un écho en couleurs dans Tintin en Amérique avec le rejet du capitalisme sauvage : les deux géants sont renvoyés dos à dos, leurs fausses valeurs exécutées en quelques traits de plume, l’homme au couteau entre les dents d’un côté ; l’homme au cigare entre les dents de l’autre…

Tintin se dresse devant ces deux caricatures avec la même énergie. Car Tintin, comme le Général, aurait pu dire : « La seule querelle qui vaille est celle de l’homme ». Qu’on en juge : au-delà du combat contre le collectivisme sauvage, nous trouvons aussi le rejet de l’impérialisme dans Le Lotus bleu, le rejet du fascisme et du nationalisme étriqué dans Le Spectre d’Ottokar et L’Affaire Tournesol où il s’oppose aux Bordures, « ces faux jetons à la sauce tartare ». Il lutte aussi contre les trafiquants d’opium, d’armes, contre les mauvais colonisateurs. Il protège la veuve et l’orphelin. Il est incorruptible, sobre, courageux, indulgent aux faiblesses de ses amis. Tous les fléaux du siècle sont épinglés et montrés du doigt.

En fait, Tintin, comme le général de Gaulle, milite pour une troisième voie. Suivant le père de la France libre, le 18 juin 1949, à Londres, il aurait pu dire : « Nous avons choisi la voie la plus dire, mais aussi la plus habile, la voie droite. » Et non de droite ou du centre, mon cher Santini. Mais toujours la voie du courage, de l’ardeur et de la volonté.

Au service de ses missions, il est souvent, comme le Général, seul contre tous. Tintin et de Gaulle doivent affronter une adversité analogue, dont ils se sortent avec une baraka à faire pâlir Charles Aznavour.

Tous deux condamnés à mort, ils échappent à d’innombrables attentats, mitraillages et fusillades, et c’est en Belgique –eh oui, en Belgique – que le Général, qui ne l’était pas encore, est blessé par deux fois en août 1914, avant d’être à nouveau touché, dans une ville au nom prémonitoirement haddockien de Mesnil-les-Hurlus . Le « décidément, ces gens-là tirent bien mal » du Général après l’attentat du Petit-Clamart, fait écho au « caramba, encore raté » du colonel Diaz de L’Oreille cassée, qui donne toute sa portée à la savoureuse formule de Churchill : « Rien n’est plus réjouissant dans la vie que de se faire tirer dessus sans résultats. »

Pour se remettre de leurs émotions et se reposer de leurs aventures, Tintin et le Général ont leur Aventin, et je dirai même plus, leur Aventintin : Moulinsart pour l’un, la Boisserie pour l’autre, havres de paix parfois envahis par des fâcheux sympathiques aux allures de Séraphin Lampion.

Ils ont tous deux connu leur traversée du désert : Tintin et de Gaulle sont entourés de compagnons tintinistes de la première heure, au premier rang desquels Milou, et gaullistes de la première heure, barons et fidèles de cercles successifs. « L’ami génial », par exemple, qui s’incarne en Malraux chez de Gaulle, à la barbiche et les lorgnons du professeur Tournesol. A qui mieux que ce dernier pourrait, en effet, coller la célèbre phrase du Général sur celui qui « fervent des hautes sphères me donne l’impression que, par là, je suis couvert de terre à terre » ? Tournesol qui invente la fusée pour aller sur la Lune, Tournesol dont les discours ne sont intelligibles que par lui seul et qui pousse la similitude avec notre grand écrivain jusqu’à dérober le bracelet de Rascar Capac, comme Malraux d’était « intéressé » aux statuettes d’Angkor. Les deux fins limiers Dupond et Dupont peuvent faire penser – tout en étant loin de l’égaler – à Jacques Foccart-T, l’homme des missions secrètes, même s’il n’y a pas de Foccard-D…

Mais voilà le moment venu de mettre un terme à cette modeste contribution au grand débat historique qui nous réunit cet après-midi.

« Je suis un homme qui n’appartient à personnes et qui appartient à tout le monde », disait Charles de Gaulle, le 19 mai 1958. Telle pourrait être la conclusion gaullienne, par Tintin lui-même, de nos échanges. Et puis, si certains parmi vous ne sont pas tout à fait convaincus, permettez-moi de citer une dernière fois le Général : « Tout le monde a été, est ou sera gaulliste. » Alors pourquoi ne pourrais-je pas conclure avec force : Tintin a été, est ou sera gaulliste… « mille sabords ».

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