Tintin, une créature qui fait évoluer son créateur
Par Jean-Marie Bockel, député du Haut-Rhin
Ce débat n’est pas sérieux ; or nous sommes des gens sérieux et nous l’avons pris très au sérieux sans bien sûr nous prendre trop au sérieux. Pourquoi des députés se penchent sur un tel sujet ? Mais parce qu’il est trop grave pour le laisser aux seuls experts en tintinologie bien sûr !
Cependant, je mesure le risque d’une telle entreprise pour les imprudents qui s’y prêtent. Certains m’ont déjà écrit : « Monsieur le Maire – dans le genre, un député passe encore, mais un maire – n’y a-t-il pas des choses plus importantes à régler ? Vraiment, si vous n’avez rien d’autre à faire que de participer à ces élucubrations… »
Certes, mais maintenant c’est trop tard, le vin est tiré, il faut le boire, comme dirait ce cher Haddock. L’occasion est trop belle d’afficher enfin,, mine de rien, une admiration inébranlable, un attachement indestructible, à celui qui imprégna notre enfance, notre adolescence, et plus qu’on l’imagine, nos valeurs culturelles et morales d’adultes, ce héros et ce champion de la ligne claire. Ligne claire peut-être au niveau du dessin, mais ligne politique bien plus difficile à cerner.
Notre participation à ce débat ayant eu quelque audience dans la presse, un admirateur belge de Tintin nous a écrit. Il s’insurgeait que ce héros qui n’est que « course et mouvement » puisse être « immobile, pour ne pas dire immobilisé à l’Assemblée nationale française, plus soumis à la question qu’invité. »
C’est vrai qu’il y a une certaine incongruité à poser cette question de l’appartenance politique de Tintin. Ce personnage est à nos yeux un héros. IL nous a fait rêver, nous qui attendions avec impatience de découvrir ses nouvelles aventures, qui tremblions de ses démêlés avec Rastapopoulos, nous qui, fébriles, nous couchions en attendant de découvrir comment il parviendrait à revenir indemne de son périple au Tibet ou de sa découverte de la Lune.
Héros positif, il accompagnait mes fièvres enfantines, m’aidant à triompher d’une varicelle ou d’une grippe. Faut-il que notre appartenance politique soit si prégnante pour qu’aujourd’hui nous le soumettions à la question ? Je sais que l’âge adulte est malheureusement une perte de nos illusions, l’abandon partiel de notre capacité à rêver sans arrière-pensées, ni jugement de valeur, mais enfin a-t-on besoin de savoir su Tintin est de droite ou de gauche pour se laisser gagner par l’admiration devant ce personnage qui, toujours, se bat pour la justice, capable de tout mettre en œuvre pour sauver son ami Tchang perdu dans l’Himalaya, combattant aux quatre coins du monde contre les trafiquants de drogue, les dictatures et les faux-monnayeurs ?
Oui, vraiment, par son esprit de résistance, par son rejet du racisme, par son aspect profondément humain, sympathique, attachant, la question de savoir s’il est de droite ou de gauche apparaît peu pertinente, inconvenante même serais-je tenté de dire.
Cependant je suis ici en tant que parlementaire tintinophile appartenant à la gauche française : il est donc normal que je participe à la controverse, à ce débat « en filiation », pour affirmer que Tintin est bien une figure de gauche. Que mon « interpellateur belge » se rassure : cela sera plus par jeu que par volonté de récupération et puis, au fond, suis-je authentiquement de gauche pour esquisser une telle affirmation ?
La question posée « Tintin est-il de droite ou de gauche » n’est pas celle de son auteur. Hergé a des opinions que l’on connaît et qui, si on devait le soumettre à cette même question, rendrait le débat peu polémique. Hergé est sans nul doute issu de la droite fort conservatrice.
Ses premiers albums sont empreints de cet engagement qui s’estompera quelque peu ensuite : Tintin au pays des Soviets dénonce « l’infâme bolchévique », Tintin au Congo, édité en 1930, véhicule une vision pour le moins paternaliste de l’Afrique et des Africains, qui restent admiratifs devant l’homme blanc tellement supérieur : « Dire qu’en Europe, geint un Africain perdu, tous les petits blancs y en a être comme Tintin. » d’autres se prosternent devant le totem figurant « li missié blanc », omniscient et omnipotent, et même le chien africain est admiratif devant le chien européen, « ce Milou, quel type ! ». Dans Tintin en Amérique, troisième album, est délivré une critique féroce de l’anti-modèle soviétique, les Etats-Unis : corruption généralisée, triomphe des intérêts financiers, caricature des processus tayloriens de productions, capables de transformer l’audacieux reporter et son chien en corned-beef : Hergé est sans nul doute tenté par ce modèle de troisième voie dont la seconde guerre mondiale nous montrera toutes les dérives.
Pourtant, à mesure que le temps d’écoule, Tintin évolue : il est en lutte contre les compagnies pétrolières dans Tintin au pays de l’Or noir, il combat tous les trafiquants d’esclaves dans Coke en Stock par exemple. Si l’on regarde deux de ses trois derniers albums, quelle évolution ! Dans Les Bijoux de la Castafiore, Tintin se bat contre les préjugés, incarnés en particulier par la maréchaussée, pour disculper des gens du voyage suspectés dans un vol de bijoux.
Dans le dernier album, Tintin chez les Picaros, le jeune reporter aide à renverser un dictateur, l’infâme Tapioca, en utilisant les services de carnavaliers belges, figures ironiques des mercenaires occidentaux qui, à la même époque, contribuaient au pronunciamientos de dictateurs africains en particuliers. L’album se referme sur une dernière image : alors que l’avion de Tintin repart, la même détresse sociale existe. Le bidonville est toujours présent, un changement de dirigeant symbolisé par un changement de slogan sur un panneau, n’ayant rien changé à la misère des humbles. Il y a comme un appel à la révolution permanente, et voilà notre reporter venu de la droite la plus conservatrice mué en Che Guevara porteur de la révolution permanente. Tout se passe comme si Tintin découvrait le monde, ‘affranchissant de son créateur, entraînant celui-ci dans une évolution progressiste.
Milou, souvent prudent, circonspect et pusillanime, n’est-il pas une prolongation d’Hergé, cherchant sans y parvenir à freiner l’intrépide reporter devenu rebelle ? Milou n’est-il donc pas de droite, luttant, sans y parvenir, pour remettre Tintin dans la « droite ligne » ?
En somme, Tintin, héros de bande dessinées, gendre de prédilection de la jeunesse, offrirait ce triomphe de la jeunesse : un enfant qui fait évoluer son père, une créature qui non seulement lui échappe mais même l’influence, le fait évoluer, l’emmenant avec lui dans ce que l’on pourrait appeler une dérive idéologique. Mais je m’emballe là un peu, car, soyons francs, Tintin est politiquement inclassable, il est rebelle à toute vision réductrice.
Tintin, c’est l’état de grâce de la jeunesse. c’est cette magie que nous perdons parfois qui, avec notre héros, se maintient. Or, Tintin, par cet état de grâce prolongé, accomplit un miracle : il permet de voir la réalité des choses derrière les paravents qui parfois la masquent, ces paravents qui s’appellent idéologie.
Je pense ici à un conte : Le roi nu. Un roi est trompé par un couturier malhonnête : celui-ci lui confectionne, affirme-t-il, un habit magnifique que seuls les hommes intelligents peuvent avoir. Alors qu’il est nu, il parade dans sa cité. Tous s’extasient alors même qu’ils voient leur souverain nu, n’osant l’avouer, de peur d’apparaître idiots, puisque seuls, croient-ils, les gens intelligents peuvent avoir les habits extraordinaires du roi. Un enfant plein de candeur ose le premier affirmer que le roi est nu, et tous alors rient d’eux-mêmes et du souverain naïf.
Tintin est l’application de cette même fable au XXe siècle. Tous les adultes font preuve de cécité. Au demeurant, les comparses de Tintin l’illustrent largement de façon caricaturale : le savant Tournesol n’entend rien, déforme tous les propos tenus et est toujours ailleurs ; le capitaine Haddock, alcoolique invétéré, tombe dans tous les pièges et est en permanence trompé ; les Dupondt enchaînent erreurs d’appréciation et quiproquos… Dans cet univers d’adultes peu perspicaces, Tintin porte sur le monde un regard d’une remarquable lucidité. La plupart de ses aventures apparaissent comme des mystifications des idéologies totalitaires qui ont traversé le XXe siècle. L’éternel adolescent, celui qui de 1929 à 1976 n’a pas pris une ride, révèle, au sens étymologique du terme, le monde.
Je relisais Tintin chez les Soviets, premier album, non abouti certes, mais qui n’en représente pas moins une vision caricaturale mais pertinente de l’URSS et des affres staliniennes.A une époque où nombre d’intellectuels, d’écrivains éprouvent une réelle fascination à l’égard de ce que d’aucuns considèrent comme un modèle, Tintin déjà le dénonce. Il préfigure, et largement, ceux qui, après guerre, par vagues successives, de procès Krachtvenko en coup de Prague, d’invasion en Afghanistan en procès des blouses blanches, allaient dénoncer la réalité du régime soviétique. Il n’a finalement de 45 ans d’avance sur Yves Montand !
De même dans Tintin en Amérique, le jeune reporter belge dénonce en quoi un capitalisme triomphant que rien ne tempère, peut broyer l’homme. Que l’on songe en particulier à cette scène om les Indiens sont brutalement expulsés, afin de permettre aux compagnies pétrolières d’exploiter un nouveau gisement découvert par hasard par Tintin : si les businessmen étaient prêts à lui racheter à prix d’or son gisement, par contren point de sentimentalisme pour une minorité. Les Indiens, et en particulier un enfant pleurant agrippé à sa peluche, sont expulsés à la pointe des baïonnettes par les soldats.
Ce sont toutes les dérives du XXè siècle qui sont montrées du doigt et qui apparaissent dans leur inhumaine réalité : la corruption du pouvoir politique par les cartels de la drogue dans Les Cigares du Pharaon ; le nationalisme japonais dans Le Lotus bleu, à un moment où il y avait un réel soutien au Japon de la part des puissances occidentales, le racisme anti-chinois et la brutalité des Occidentaux à l’égard de la Chine dans ce même album ; les dictatures exercées par les militaires putchistes dans Le Sceptre d’Ottokar ou L’Affaire Tournesol ; les manipulations des compagnies pétrolières dasn Tintin au pays de l’Or noir ; l’esclavage dans Cock en Stock, le dévoiement des luttes indépendantistes dans Vol 714 pour Sydney ; les dictatures d’Amérique latine dans Tintin et les Picaros, ainsi d’ailleurs que la manipulation par les médias de ce prétendu complot, largement relayé par la presse internationale et la télévision.
Si de nouvelles aventures avaient été écrites, sans doute nous auraient-elles entraînés dans l’ex-Yougoslavie pour dénoncer le nationalisme, en Afrique pour montrer le détournement de l’aide alimentaire, dans quelque Etat pour stigmatiser l’intégrisme. Tintin, par sa fraîcheur, son indépendance, est celui qui montre les errements des idéologies, stigmatisent ce qu’elles peuvent avoir d’anti-humanisme. En cela, il est révélateur.
Cette lucidité, cet humanisme toujours réaffirmé, on peut certes tenter de le revendiquer ou de se l’approprier : il pourrait être de l’anarchisme de droite, si l’on est de droite, du social-libéralisme, si l’on est de gauche.
Il est en tout cas, et cela suffit largement, profondément humaniste. C’est en cela que Tintin dépasse largement le clivage droite-gauche, c’est aussi en cela que ce héros positif garde son actualité et sa magie qui m’ont conquis quand j’étais enfant, et que je ressens encore aujourd’hui, comme j’en suis sûr les tintinophiles,, qu’ils soient ou non parlementaires.