Tintin, l’un des premiers à décrire la terreur soviétique

Par Hélène Carrère d’Encausse, de l’Académie Française

En 1929, Tintin, reporter du Petit Vingtième, se rend Au pays des Soviets. En cette année-là, les communistes au pouvoir en Russie sont fort à la mode.

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Passées les brutalités de la révolution, le temps où l’on effrayait les petits enfants et les riches avec « l’homme au couteau entre les dents », le monde occidental est convaincu que l’Ours communiste s’est assagi. Une nouvelle politique économique (NEP) a réconcilié les révolutionnaires et les paysans à qui l’on recommande de s’enrichir, les hommes d’affaires ont, dit-on, pris possession à nouveau de leurs usines, les commerces ont repris vie, et nul ne doute que le bonheur promis en Russie par un Lénine qui, de surcroît, est déjà mort, est bien le lot commun de tous les Russes. Des esprits brillants comme Aragon, Romain Rolland, Wells et combien d’autres, s’en vont sur place le constater et reviennent enthousiasmés, jurant que le paradis sur terre existe bel et bien, chez les Soviets… Ils l’écrivent partout.

Tintin le croit peut-être quelque peu, qui promet à des amis de revenir chargé de caviar et de vodka et n’envisage pas encore d’autres ennemis que les puces et les rats. Hélas ! à peine a-t-il quiité Bruxelles en plein cœur de l’Europe, dans un train international, qu’il constate comment les bolcheviks ont investi les pays libre : la Guépépou, repaire de personnages sinistres, primitifs, brutaux, obsédés de violence, est partout présente. C’est elle qui va se charger de supprimer Tintin, d’empêcher ce curieux d’aller vérifier sur place les merveilles décrites par une pléiade de brillants écrivains.En dépit des embûches,, arrestations, tentatives d’assassinat, Tintin voit en un clin d’oeil un étonnant pays des Soviets. Les usines que l’on fait visiter aux étrangers ne sont que des décors derrière lesquels un malheureux paysan faut brûler des botte de paille pour en faire fumer les cheminées.

Le peuple-roi vote, et Tintin, éberlué, voit des « camarades », armés jusqu’au dent, demander, menaçant la foule : « Qui ose voter contre la liste présentée ? » La formule, et la conclusion, « la liste est adoptée à l’unanimité », feront partie des années plus tard du mode de décision et de relations avec autrui d’un certain Staline. Mais Tintin l’a déjà inventé. Les bandes d’enfants abandonnés, errant sur les routes et dans les villes, vivant de rapines, réduits à l’état de sauvagerie, qui, parfois pour ne pas mourir de faim, deviendront cannibales ; les paysans affamés, privés de leur reste de blé par la violence sous prétexte qu’ils sont d’affreux « koulaks » ou encore de riches exploiteurs du peuple, voilà ce que décrit Tintin, qui se demande om est le peuple, sinon dans ces hordes misérables.

Rien ne manque à son reportage, ni la découverte de la délation généralisée, ni celle de la toute-puissance de la Guépéou, ni les ressorts économiques du système – tout arracher au peuple pour l’exporter et enrichir l’Etat -, ni la terreur, ni surtout l’utilisation systématique des visiteurs étrangers de toutes catégories transformés habilement en propagandistes du miracle accompli par les Soviets. Ce premier album d’Hergé, aux dessins encore imparfaits où Milou seul constitue l’univers du lucide journaliste, est bien plus qu’une bande dessinée. C’est un document fort juste sur l’URSS à la veille de la collectivisation. Si les personnages – hormis notre héros – en paraissent caricaturaux, le fond du reportage, les faits, le rôle joué par ces « méchants » communistes, ne le sont nullement.

L’honneur d’Hergé est d’avoir fait partie du tout petit groupe d’esprits lucides qui voulaient dire la vérité. Trop en avance sur son temps, il paya de soixante-dix ans d’interdit d’avoir cru que le malheur d’un peuple comptait plus que les illusions et l’aveuglement des intellectuels. D’avoir pensé aussi que l’humour pouvait être aussi une manière efficace de véhiculer la vérité. Tintin aura bien mérité de trouver une petite place dans la cohorte des graves soviétologues qui beaucoup plus tard tenteront à leur tour de faire triompher la vérité.

Hélène Carrère d’Encausse de l’Académie française © Le Figaro, 28 janvier 1999

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