Quand Tintin s’éveillera

Par Alain Peyrefitte, de l’Académie française

Il me plait que le premier grand succès d’Hergé soit Le Lotus bleu, son premier véritable chef d’œuvre.

peyrefitte_alain95054k.jpg

Une fois de plus, la Chine aura été un puissan,t déclencheur d’imagination. Il n’est pas indifférent non plus qu’Hergé l’ait rencontrée à travers un homme, Tchang. L’amitié, qui s’était nouée entre eux dans le Bruxelles des années 30, tout ce qu’il apprit de lui sur cet univers humain si fascinant, lui permit de faire toute autre chose que la mise en scène à la Rouletabille. Tchang et lui ont rêvé ensemble cette histoire. On dit même qu’Hergé lui proposa de la cosigner. C’est ainsi que, sans avoir mis le pied en Chine, ce jeune homme a pu faire une œuvre qui s’inscrit, à sa belle et bonne place, parmi toutes les œuvres que la Chine de l’entre-deux empires a inspirées. Cette masse d’humanité déchirée, en proie à la guerre civile de ses traditions et de sa modernité, le heurt de son esprit national et de ses concessions aux Concessions, leur contraste entre une immense civilisation et une immense faiblesse, l’anarchie sanglante des seigneurs de la guerre, la révolution sanglante des communistes, puis la sanglante invasion japonaise – une accumulation de violences incontrôlables sur fond d’ordre confucéen…

Quel territoire privilégié du romanesque ! Mais Hergé n’est pas Malraux. Tintin montre comment l’honnêteté, la fidélité, l’astuce au service de la simple morale, peuvent triompher des pièges comme en se jouant. Les pièges, forcément, sont désamorcés d’avance par la bêtise de ceux qui les posent. La tragique n’est pas au rendez-vous d’Hergé, comme il l’a été à celui du peuple chinois.

Les Japonais oppresseurs et diaboliques sont ridicules aussi, et finalement inoffensifs, comme les Prussiens de Hansi. Plus graves peut-être que les horribles entreprises de Mitsuhirato, sont les stéréotypes qui ont cours en Occident sur les Chinois. Les jeunes lecteurs belges (ou français !) de l’entre-deux guerre, et leurs parents, avaient tous donné de leurs précieux sous (en cassant leur tirelire ou en collectionnant le papier d’argent de leurs tablettes de chocolat) pour sauver un bébé chinois des cochons qui, sans les bons missionnaires, allaient le manger. Quand Tintin raconte à son copain Tchang ces horreurs qu’on débite sur eux, et qu’ils en rient tous les deux, Hergé en trois dessins humanise les Chinois. Pour Tintin, il n’est pas exact que les Chinois soient « ces hommes fourbes et cruels qui passent leur temps à inventer des supplices, et à manger des oeufs pourris et des nids d’hirondelles » ni que « toutes les rivières de Chine de Chine soient pleine de petits bébés chinois qu’on jette à l’eau dès leur naissance ». Mais, à l’inverse, pour Tchang, les Européens ne sont plus les « diables blancs » ; simplement, « ils sont drôles les habitants de ton pays ». Si tous les peuples se contentaient de s’amuser les uns des autres, le but de la comédie si humaine d’Hergé serait atteint.

On sait que l’ami Tchang se retrouve au centre d’une seconde aventure asiatique. Tintin au Tibet (1960). Au cœur de la nature la plus hostile, c’est exclusivement une histoire d’amitié. C’est peut-être l’album le plus privé, le plus personnel d’Hergé. Et pourtant, l’histoire y est deux fois présente. Car Tchang perdu, Tchang caché, Tchang aux mains de l’abominable Homme des neiges, c’est le vrai Tchang dont Hergé a perdu la trace, qui ne cessera jamais de le chercher et que le communisme tient enfermé dans une caverne. L’autre présence est celle des moines tibétains, ces figures d’une humanité meilleure ou en tout cas accomplie, dont la sérénité surmonte le tumulte.

Or, en 1960, le Tibet connaît la répression, le dalaï-lama a pris la route de l’exil. L’album est une façon très bouddhiste, ou plutôt lamaïste, de répondre. Les moines craignent l’abominable Homme des neiges, mais ils arrivent à le reléguer dans ses neiges.

D’ailleurs, Tintin, plus bouddhiste que les moines peut-être, sait reconnaître que le Yeti participe de l’humanité : lui aussi aimait Tchang, lui aussi pleure. Cinq ans après que Hergé eut réussi, en 1981, à retrouver son vieil ami Tchang et à le faire venir à Bruxelles, je parcourais le Tibet avec l’album dans mes bagages. En le feuilletant, les lamas de Potala de Lhassa s’amusaient de se retrouver si ressemblants. Il savaient le même sourire que Foudre Bénie ou le Grand Précieux. Comme Tintin, ils savaient, immergés dans leur histoire, regarder au-delà de l’histoire.

Alain Peyrefitte de l’Académie Française © Le Figaro, 28 janvier 1999

Les commentaires sont fermés !